Dokument-Nr. 1586
Le procès des Chefs militaires de l'Armée Allemande, in: Unità Cattolica, 16. August 1919
L'Osservatore Romano, dans son N.° du 25 Juin dernier publiait un important article au sujet du procès de l'ex Kaiser d'Allemagne promettant de traiter dans un prochain numéro la question du procès des chefs militaires de l'armée allemande, dont quelques uns ont été déjà nommés. La grève des typographes, qui depuis un mois environ empêche la publication des journaux de Rome, a mis le journal romain dans l'impossibilité de tenir sa promesse. Nous Nous proposons de le faire à sa place et d'examiner ainsi ce procès éventuel à la sereine lumière de la science du droit pénal.
1.° En premier lieu, dans l'art. 228 cité plus haut, on dit expressément que le tribunal qui aurait à juger, serait le tribunal militaire des Puissances victorieuses. Par suite, l'accusateur constituerait le tribunal qui devra juger l'accusé, ou mieux s'érigerait lui-même en juge, ce qui, comme le disait si justement l'Osservatore Romano pour le cas analogue du Kaiser, en droit criminel
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est chose… inouïe, pour ne pas dire plus. Même en
admettant que les Puissances désignent pour former le tribunal les officiers les plus
équitables de leurs armées, leur qualité d'ennemi serait toujours vis-à-vis d'eux une juste
cause de suspicion; dans de pareilles conditions, selon les règles de procédure moderne
(reproduisant d'ailleurs des maximes et des usages anciens) n'importe quel prévenu aurait le
droit de récuser le jugement. Et que l'on ne dise pas que ce sont précisément les ennemis,
qui, en temps de guerre, jugent les ennemis, car il est facile de répondre que la signature
du Traité de paix a mis fin à la guerre et qu'actuellement les tribunaux militaires doivent
suivre la procédure du temps de paix, en observant les règles les plus élémentaires de la
justice pénale. 2.° − Le tribunal une fois constitué, on devrait traduire devant lui les chefs militaires de l'armée allemande qui sont accusés d'avoir violés les lois et coutumes de la guerre.
Quelques-uns d'entre eux sont en Allemagne (Hindenburg, Ludendorff etc.); et dans l'Art. 228 du Traité de Paix il est prescrit: "Le Gouvernement allemand devra livrer aux Puissances alliées et associées ou à celle d'entre elles qui lui en adressera la requête, toutes personnes qui, étant accusées d'avoir commis un acte contraire aux lois et coutumes de la guerre, lui seraient désignées soit nominativement soit par le grade, la fonction ou l'emploi auxquelles les personnes auraient été affectées par les autorités allemandes". Ainsi donc la patrie elle-même devrait remettre ses propres enfants entre les mains des ennemis pour être condamnés (dans le cas actuel, jugement est synonyme de condamnation). Obligation odieuse et cruelle qui laisserait dans l'âme du peuple allemand un ferment de haine profonde qui irait au-delà de la génération actuelle. Qui pourrait jamais imaginer une législation de nation civilisée qui forcerait une mère à remettre elle-même entre les mains de la justice ses propres enfants regardés comme coupa-
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bles d'un délit si grave qu'il puisse
être? Et si l'Allemagne se refuse à remplir une pareille obligation (et aucun homme de cœur
ne lui en ferait un reproche) l'Entente recommencerait-elle la guerre pour
cela?D'autres chefs militaires demeurent hors de l'Allemagne, en pays neutres; ainsi, par exemple, l'ex prince impérial d'Allemagne, l'ex prince royal de Bavière, qui sont, dit-on, au nombre des accusés, se trouvent le premier en Hollande, le second en Suisse. Comment ferait l'Entente pour obtenir qu'ils soient traduits devant le tribunal? Obligerait-elle l'Allemagne, sous menace de reprendre les armes, à en demander l'extradition? Mais cela n'est pas dit dans les termes du Traité de paix que nous avons rapportés; et nous sommes en matière tout à fait odieuse, et donc d'interprétation tout à fait restreinte. En outre, que l'extradition soit requise par l'Allemagne ou par l'Entente elle-même, il ne faut pas oublier que le droit d'asile est sacré dans toutes les nations civilisées. L'extradition s'appuie sur le sentiment de fraternité juridique universelle; mais en vertu du principe de souveraineté de tout Etat, grand ou petit, elle s'effectue au moyen de traités. Les législations plus avancées, comme le [sic] notre par exemple, pour ne pas parler de la législation anglaise, y pourvoyent par un procédé spécial qui est une garantie tout à la foi de la liberté individuelle et de la souveraineté de l'Etat. Dans le cas actuel on demanderait l'extradition pour un délit (la violation des lois et coutumes de la guerre) qui n'est certainement pas compris dans les traités; c'est pourquoi, si la nation à laquelle serait faite la demande à conscience de sa dignité et de son droit, comme c'est le cas de la Hollande et de la Suisse, elle refuserait certainement. Et alors, lui ferait-on la guerre pour la contraindre? Outre la profonde injustice d'une pareille guerre, que deviendrait le grand principe proclamé dès le début de la guerre mondiale et tant de fois répété spécialement par Wilson, à savoir que les droits des
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petits Etats sont aussi respectables et aussi sacrés que
ceux des grands Etats? Et si la petite nation, forte de son droit, mais impuissante à
opposer la force à la force, en appelait à la Société des Nations, les puissances
accusatrices refuseraient-elles d'accepter l'arbitrage prescrit par les statuts, détruisant
d'un coup l'édifice construit avec tant de peine, ou bien l'accepteraient-elles s'exposant à
la probabilité (pour ne pas dire à la certitude) d'un acquittement? 3.° – Les accusés étant traduits devant le Tribunal, alors se déroulerait le procès pour prouver la violation des lois et coutumes de la guerre que l'on dit avoir été commise par les inculpés.
En premier lieu si le Tribunal est érigé pour venger les lois et coutumes de la guerre foulées aux pieds, il devrait étendre son enquête à d'autres armées belligérantes aussi; autrement il est trop clair qu'il est uniquement fait pour châtier le vaincu et non pour défendre le droit. Expliquons-nous en donnant quelques exemples. Un des objets du jugement serait certainement les déportations faites par les Allemands dans les Flandres et dans le Nord de la France; mais des déportations beaucoup plus effroyables (ceci est aujourd'hui hors de tout conteste possible) furent faites en Pologne par les Russes fuyant devant l'offensive allemande. On dit que le traitement des prisonniers en Allemagne sera également objet du jugement; mais quel poète de génie pourra jamais nous décrire en un recoin d'enfer les souffrances des prisonniers autrichiens que la Serbie traînait en Italie, et qui furent internés à "l'Asinara"? Et nous pourrions continuer, sans cependant vouloir suivre ceux qui tiendraient à voir appliquées sur ce point les paroles de l'Evangile: que celui d'entre vous qui est sans péché, jette la première pierre.
En outre, le délit qui devrait être la matière du jugement et que le Tribunal devrait punir, serait la violation des lois et coutumes de la guerre. Paroles vagues et imprécises sous les quelles, avec un peu de bonne volonté, les
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juges pourraient
comprendre les actions les plus disparates, et, par suite, se délecter à plaisir contre les
vaincus, d'autant plus que les moyens de guerre inventés ou perfectionnés durant le dernier
conflit (aéroplanes, dirigibles [sic], sous-marins, blocus des nations, etc.) ont fort
bouleversé les lois et coutumes de la guerre. Ainsi fait défaut la définition spécifique du
délit, ce qui est ouvertement contraire à tout critère même rudimentaire de science et de
législation pénale qui exige que le délit soit précisé dans sa nature et dans son
entité.En outre le Tribunal, si, du moins, il tient à être considéré comme tel, devrait, avant de prononcer une sentence de condamnation, exiger des preuves strictement juridiques, acquises au Tribunal, basées sur des témoignages à charge et à décharge ou sur des documents inéluctables, abstraction faites absolument des articles des journaux et des courants de l'opinion publique. Or, dans le cas actuel, de telles preuves seraient la plupart du temps, matériellement impossibles à établir; en effet, même en ayant la certitude de la violation matérielle des lois et des coutumes de la guerre, il resterait à prouver qu'il faut l'attribuer au chef militaire mis en jugement et non à des officiers subalternes, et l'inculpé, par suite de la dispersion actuelle de l'armée allemande, se trouverait dans l'impossibilité de citer des témoins pour sa défense. Le Traité de paix l'a prévu lui-même et c'est pour cela que dans l'art. 230 il prescrit: "Le Gouvernement allemand s'engage à fournir tous documents et renseignements de quelque nature que ce soit, dont la production serait jugée nécessaire pour la connaissance complète des faits incriminés, la recherche des coupables et l'appréciation exacte des responsabilités". Mais il est clair que jamais le Gouvernement allemand n'exécutera cet engagement odieux à l'extrême, et accepté par force; et alors le Tribunal, ne pouvant avoir la connaissance complète des faits incriminés et l'appréciation exacte des responsabilités, devrait renvoyer l'inculpé.
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4.° – Le procès terminé, le Tribunal devrait établir ses conclusions. Quelle sera la sentence? S'il décide que il n'y a pas lieu à condamnation, quel désastre pour les Puissances accusatrices! Si au contraire il prononce la condamnation pour laquelle il a été constitué, celle-ci n'aura aucune autorité sur l'esprit des juristes pour les raisons que nous venons d'indiquer, augmentera les sentiments militaristes de l'Allemagne (la victime d'un abus de pouvoir est toujours sympathique) et éloignera toujours plus cette pacification et cette fraternité des peuples qui est l'aspiration de tous. Beau résultat en vérité! Et puis quelle peine serait appliquée? L'art. 228 du Traité de paix répond: "Les peines prévue par les lois". Mais cinq nations ont signé le traité imposé à l'Allemagne; si toutes ou plusieurs demandent à faire le procès, quelle législation serait appliquée? Si la législation de quelque puissance accusatrice ne punit pas l'action incriminée, appliquera-t-on la législation contraire à l'accusé? Et si aucune législation ne la punit, ferait-on une nouvelle loi pénale en lui donnant un effet rétroactif ou bien appliquera-t-on une peine sans qu'il existe une loi pénale correspondante? Autant d'énormités juridiques repoussées par la science pénale moderne.
Des considérations que nous venons de développer brièvement, il résulte clairement que le procès contre les chefs militaires de l'armée allemande se heurterait lui aussi à des obstacles juridiques insurmontables. Par suite il nous plait d'espérer, dans l'intérêt de tous, que les Puissances ne voudront pas user de la liberté qu'ils se sont réservée de l'intenter; et plus particulièrement nous plaît-il d'espérer qu'une telle absurdité juridique, qui serait également une grosse erreur politique, ne sera pas commise par la patrie de Beccaria, de Filangeri, de Romagnosi, de Carrara et de Stoppato.