Dokument-Nr. 2900
Mercier, Désiré-Joseph an [Gasparri, Pietro]
Malines, 28. August 1918

Eminence Révérendissime,
La lettre N° 635031, que Votre Eminence m'a fait l'honneur de m'adresser sous la date du 2 Juin 1918, m'est parvenue seulement vers le 15 Août, et des occupations absorbantes m'ont contraint de différer de quelques jours la réponse que j'ai l'honneur de vous adresser aujourd'hui.
Votre Eminence Révérendissime, avec une amicale bienveillance qui me touche, prend des précautions infinies pour me transmettre une partie du réquisitoire allemand contre mes compatriotes et contre ma personne.
Mais que Son Eminence se rassure. Ceux dont nous subissons le Pouvoir nous ont habitués aux vexations: notre patience s'est affermie par l'exercice; le mensonge ne nous étonne plus.
Je sais, Eminence, qu'en employant, dès le début de ma lettre, ces expressions fortes du vocabulaire, je manque d'habilité. Je m'expose à faire croire que je ne domine pas mes impressions et qu'il faudra me lire avec défiance. Cependant, je ne puis taire mon indignation. Voilà quinze jours que j'ai reçu votre communication vraiment fraternelle; comme à la première heure, j'apprécie votre souci délicat de m'épargner un chagrin, mais dans la pleine conscience de la valeur de mes termes, je ne puis que déclarer que l'accusation à laquelle je réponds est un mensonge doublé d'une effronterie.
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Vos correspondants osent vos écrire: "Le clergé belge paralyse les efforts du Pouvoir occupant que ne visent qu'à ménager le pays éprouvé."
Et nous, Eminence, sur lesquels pèse le joug de l'occupation, nous nous demandons en vain, où, quand et comment nos maîtres nous ont accordé un ménagement dans nos épreuves. Nous nous demandons quelle torture ils nous on épargnés.
Je ne parle plus des cruautés des premiers jours, des massacres de cinquante prêtres et de milliers de civils innocents; ces crimes audacieusement niés au début, ne sont plus contestés aujourd'hui.
Je ne parle plus des calomnies propagées dans le monde entier contre les victimes par leurs bourreaux: il est reconnu que les francs-tireurs belges n'ont jamais existé que dans l'imagination de ceux qui les ont massacrés.
Je ne parle plus même de la déportation et de l'emploi à des travaux de guerre, de quatre-vingt-dix mille ouvriers déclarés chômeurs et qui ne chômaient que de par la volonté et le calcul de l'Occupant.
L'Occupant a détruit systématiquement notre industrie, volé nos machines, volé les rails d'une grande partie du réseau des chemins de fer vicinaux, volé tout le cuivre, tout le bronze, tout l'acier, tout le zinc, du pays. Il a empêché les communes d'employer des ouvriers à des travaux d'utilité publique. Il a volé les métiers et les outils des petites industries. Il a volé toute la laine, jusques et y compris la laine du matelas du pauvre, de l'infirme et du vieillard des hôpitaux
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et des hospices. Et quand il a vu que d'humbles gens de la campagne se fabriquaient un rouet afin que la mère pût filer et tricoter un gilet de laine ou une paire de bas pours ses petits enfants, sauvant ainsi une parcelle des matelas réquisitionnés, il a infligé l'amende ou la prison à tout détenteur d'une machine à filer.
L'Occupant a volé notre cheptel. Il n'ya presque plus de chevaux en Belgique. On n'épargne que le bétail absolument nécessaire aux travaux agricoles dont les Allemands sont les premiers bénéficiaires.
Non content d'exiger de nous, outre tout le produit de la recette publique, une contribution de soixante millions de francs par mois, – ce qui est hors de proportion avec les frais d'entretien de l'armée d'occupation qui seuls justifient, d'après la Convention de La Haye, les réquisitions en espèces ou en nature, – ils accaparent la grande partie des produits de notre riche, très riche agriculture.
L'agriculture, la culture maraîchère suffisaient à l'alimentation de sept millions d'habitants; la population est réduite d'environ un million et les Belges ont faim.
L'accaparement de nos produits au profit de l'Allemagne se double d'une perfidie. L'Occupant fixe aux Belges un prix maximum, que l'on ne peut dépasser sous peine de confiscation et d'amende. Mais les émissaires allemands devancent les acheteurs belges et vont offrir aux campagnards chez eux ou sur les marchés publics, des prix supérieurs aux prix maxima. Sûrs de l'impunité, ces acheteurs raflent les produits qui sont alors expédiés sur Cologne et sur Berlin. Nous manquons
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de farine, de pommes de terre, de légumes et les personne qui parviennent à s'en procurer clandestinement en petite quantité, les payent à des prix exorbitants.
Le résultat de cet accaparement organisé au profit de l'Allemagne et à notre détriment est doublement déplorable: au point de vue physique, d'abord, parce que le manque d'alimentation ébranle la santé publique et multiple les victimes de la tuberculose; mai davantage encore, au point de vue moral, parce que la population urbaine, trompée par la manœuvre allemande, rend la population des campagnes responsable de la cherté des vivres, et nourrit contre elle des sentiments de colère qui devraient se tourner contre l'Occupant.
La presse étant censurée, il n'y a de libres que les journaux à la solde de l'Occupant – tels la Belgique, le Bruxellois, etc. – et dont la mission quotidienne est de semer la discorde entre les habitants des villes et ceux des campagnes, en faisant croire au peuple que ceux-ci sont coupables de la misère de ceux-là.
Voilà, Eminence, la perfidie systématique, organisée, quotidienne. Faut il s'étonner que de pareils procédés, après toutes les horreurs de l'invasion et l'iniquité flagrante du fait même de l'occupation, entretiennent et aiguisent "la haine de l'âme belge" contre le Gouvernement allemand?
Vos correspondants attribuent à l'action du clergé cette "haine plantée et cultivée dans l'âme belge".
Ceux qui ont provoqué cette haine, le 2 Août 1914, n'ont pas cessé un jour de l'entretenir eux-mêmes.
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Avant la guerre, la très grande majorité des Belges affectionnait l'Allemagne; les sympathies du clergé étaient les plus ardents. La déception fut amère. Malgré cela, il est faux que "le prêtre belge excite la population à l'émeute". Il n'y a jamais eu d'émeute, ni commencements d'émeute, en Belgique depuis l'occupation. Et l'on voudra bien reconnaître que si le clergé "considérait l'Excitation de la population à l'émeute comme faisant partie de ses fonctions religieuses", il ne lui eût pas été malaisé d'y réussir.
Mais la haine contre le régime d'oppression, tantôt brutale, tantôt sournoise, de ceux qui devraient "ménager le pays éprouvé", oh oui, elle est sincère, elle est ardente, elle est tenace.
L'Allemagne devrait d'autant plus ménager la Belgique qu'elle a violé ses droits avec la conscience qu'elle les violait.
Elle savait qu'en décorant du nom de "nécessité" un intérêt stratégique, elle masquait la vérité et trahissait la justice, puisqu'elle nous promettait des réparations.
Aux ménagements qu'elle nous devait à tant de titres, elle al substitué les vexations à jet continu.
Que n'a-t-elle pas fait, que ne fait-elle encore pour déchirer notre unité nationale; pour exciter l'une contre l'autre, heureusement sans succès, les deux races qui forment la nation belge?
Et en dépit des promesses les plus solennelles, les vexations continuent, les crimes se renouvellent.
A la fin de Mars 1917, le Comte von Hertling, Président du Conseil des Ministres de Bavière, écrivait à Sa Sainteté, que les déportations
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des ouvriers belges avait pris fin et que les déportés seraient rapatriés.
Je m'empressai d'en exprimer ma joie au Souverain Pontife, en même temps que ma reconnaissance pour Son auguste intervention.
En réalité le rapatriement ne fût jamais que partiel; les déportation, dans le territoire des Etapes, ne furent jamais interrompues et se poursuivent périodiquement. Seulement, au lieu de se faire vers l'Allemagne, elles se font vers le Nord de la France, à proximité du front, où nos compatriotes sont exposés aux bombe des avions et aux projectiles de la lourde artillerie.
Plus d'une fois, je me fis un devoir de dénoncer au Souverain Pontife les déportations qui se faisaient dans le Hainaut, dans les régions de Mons et de Tournai.
En Juin et en Juillet de la présente année, des milliers de civils furent saisis dans la Flandre Orientale. Faute de communication avec les Etapes, nous n'avons que des renseignements partiels et tardifs sur ce qui s'y passe. Mais je puis me porter garant de ces quelques chiffres à titre exemplatif: A Gand, une seule rafle enleva de force quatre mille civils; dans un petit village de quinze cent âmes, de la régions d'Alost, vingt-neuf jeunes gens et pères de famille furent traqués comme le gibier et emmenés violemment; des patrouilles allemandes cernent le village; d'autres vont saisir les ouvriers dans leur foyer et l'on tire sur ceux qui tentent de s'évader. Je possède divers témoignages sur des faits analogues qui se sont passés à Hamme, en Flandre, à Péruwelz, dans le Hainaut.
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Il reste donc établi que les réquisitions d'hommes et les déportations se poursuivent, tandis que le Ministre de Bavière de Mars 1917 est le Chancelier de l'Empire de l'Allemagne.
Je vous ai écrit que l'Occupant avait enlevé les matelas non seulement dans les maisons particulières, mais même dans les orphelinats, les hospices, les hôpitaux. Le fait suivant est typique: Les Petites Sœurs des pauvres soignent dans un hospice de Bruxelles quatre cent cinquante vieillards et infirmes. Je m'adressai directement au Gouvernement Générale pour soustraire exceptionnellement cet hospice à la réquisition. La Baron von der Lancken eut le courage de me répondre, au nom du Gouverneur Général, que les infirmes n'étant pas tous en danger de mort simultanément, cinquante matelas devaient suffire aux besoins de l'hospice. Quatre cents infirmes furent mis sur la paille. Est-ce assez odieux?
La rumeur de pareilles ignominies circule. Est-il besoin d'autres excitants à l'appel à la vengeance divine contre les criminels?
Dans les maisons particulières, dans les brasseries, dans les usine, partout où l'Occupant soupçonne que l'on a caché du cuivre, du cuir, de la laine, du vin, en défonce les murs, les greniers, les caves.
Je viens d'avoir passé quelques jours dans mon village natal. A cinq Kilomètres de chez nous, il y a un bois, appelé "bois de Hal" qui fait l'honneur et la joie de la région. Les Allemands ont employés des équipes d'ouvriers à y déraciner les hêtres et les chênes séculaires. Le déboisement ne marchait pas assez vite à leur gré. Ils ont établi dans tous les sens de la forêt voies ferrées, coupent les
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arbres à la racine. Il ne restera bientôt plus de ce bois merveilleux qu'un mélancolique souvenir.
Sur tous les points du pays, le même vandalisme opère.
Dans la Campine Anversoise, on enlève les sapinières qui fournissaient le chauffage à la population pauvre. La Comtesse Jeanne de Mérode me disait qu'on lui avait pris des sapins pour une valeur d'environ deux millions.
En vérité, Eminence, quand je me remémore tous ces vols, toutes ces violences, je me demande quelle est la souffrance que le Pouvoir Occupant nous a épargnée; quelle est celle dont, par représailles, il pourrait encore nous menacer. A moins qu'il ne nous arrache la peau du dos ou que, selon le mot de Bismarck, il ne décrète qu'il ne faut plus nous laisser que nos yeux pour pleurer!
Et quand notre clergé soutient le moral d'un peuple que l'on torture à ce point, quand il propage des écrits clandestins qui donnent satisfaction à la conscience révoltée, et fustigent l'injustice; quand, pour accomplir ce rôle de justice et de compassion morale, il s'expose au courroux de l'ennemi, à l'amende, à la prison; quand, par l'emprisonnement qu'il accepte avec fierté et subit avec vaillance, en union et, – pourquoi ne le dirais-je pas? – à la tête de légions patriotes, il affirme sa volonté de mettre l'amour d'un peuple martyrisé au dessus du souci de la liberté personnelle, qui le blâmerait? Qui ne l'admirerait?
Or, Eminence, la très grande majorité des prêtres arrêtés, condamnés, emprisonnés par l'Occupant, ne sont coupables que de ces gestes de
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leur dévouement pastoral.
Ils ne violent pas les règlements, n'attaquent ni "dans leurs fonctions religieuses" ni ailleurs, le Pouvoir que nous devons subir et que patiemment nous subissons; leur unique crime est de ne pas laisser s'accréditer l'idée que nous apposons le sceau d'une sanction morale sur des abus de pouvoir, ou cette autre idée, que nous serions mûrs pour l'annexion.
Quelques membres du clergé, mais ils sont rares, ont, en effet, pratiqué ou favorisé l'espionnage. Ils ont fait ou le font sous leur responsabilité personnelle, clandestinement, à leurs risques et périls.
Votre correspondant ose vous écrire: "C'est l'espionnage dont le clergé se rend surtout coupable." Il ajoute: "Le Gouvernement Général craint de ne pouvoir plus user (en faveur du clergé) du droit de satisfaire aux demandes de grâce faites par le Saint Siège", car "l'opinion s'est répandue qu'un appel au Suprême Pontife suffirait pour échapper au châtiment mérité".
J'ai toujours regretté, Eminence, qu'au début de l'occupation, Vous n'ayez pas obligé le Gouvernement Impérial à vous rendre compte de la calomnie qu'il avait lancée contre moi en m'accusant de prêter mon concours à nos alliés pour l'organisation de l'espionnage.
Vous avez accepté ma dénégation et je vous en suis gré. Mais il faillait demander raison à l'accusateur de son accusation. Il devait vous dire sur quelles fausses données il avait trompé votre confiance. Il fallait lui ôter l'envie de renouveler, avec désinvolture, les atteintes à la réputation d'autrui.
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Tout le monde sait que la peine édictée contre les citoyens gravement coupables d'espionnage est la peine de mort.
Tout le monde sait en Belgique, et le réquisitoire adressée à Votre Eminence en donne une nouvelle preuve, que le clergé ne jouit pas ici d'une régime de faveur.
Or, sur les quatre années d'occupation, il y a eu des centaines et des centaines de religieux, de prêtres, de séminaristes dénoncés, mis en prévention, condamnés, emprisonnés, pour des actes dont très souvent les juges eux-mêmes devaient reconnaître la beauté morale et respecter l'inspiration patriotique; mais il n'y a eu, je crois, que cinq condamnations à mort prononcées contre des membres du clergé. Je ne suis pas sûr de mon chiffre, mais il n'est certes pas fort au dessous de la réalité.
De ces cinq condamnés à mort deux ont été fusillés; trois, grâce à la haute intervention du Saint Père, ont vu leur peine commuée en travaux forcés à perpétuité.
Comment appuyer sue ces faits une charge générale d'espionnage à l'adresse du clergé?
Comment, quand deux condamnés à mort sur cinq ont été exécutés, oser écrire que "l'opinion s'est répandue qu'un appel au Suprême Pontife suffit pour échapper au châtiment mérité"?
Comment ost envelopper d'aussi fragiles considérants, l'annonce du refus que l'on a l'intention d'opposer, à l'avenir, aux paternelles interventions du Souverain Pontife?
Eminence, il ne m'appartient pas de vous dicter une démarche: vous
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êtes seul juge de son opportunité. Mais au nom de la réputation et de l'intérêt du clergé belge, je prends la confiance de vous prier de communiquer une copie de la présente lettre à ceux qui se sont faits nos accusateurs auprès du Saint Siège.
Eminence, je déférerai avec respect à la finale de votre aimable communication.
Mais ce n'est ni dans l'espoir d'obtenir de l'Occupant une atténuation de son régime d'oppression, ni dans la crainte que l'Empire Allemand n'aggrave "les conditions de la paix future à faire avec le pays limitrophe".
Le souci de l'humanité et le respect volontaire du droit sont étranger aux préoccupations de ceux qui nous gouvernent.
Et lorsque seront débattues les conditions de paix, seuls l'attachement indomptable du peuple belge à son indépendance et le prestige des armées victorieuse de nos alliés seront assez puissants pour contenir les appétits de l'Empire allemand [sic] de l'autre côté de nos frontières.
Agréez, Eminence Révérendissime, l'hommage des sentiments de vénération et de gratitude avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
de Votre Eminence Révérendissime,
le très humble et très dévoué serviteur.
+ D. J. Card. Mercier, arch. de Malines.
<Au moment où je termine ma lettre, j'apprends, de source autorisée, que le Bon von der Lancken, Chef du département Politique au Gouvernement Général a fait entendre que nos cloches2 sont de nouveau menacées. De grâce, Eminence, présentez ce manquement à une parole de l'Empereur à Sa Sainteté. Epargnez nous ce malheur.
+ D. J.>3
1"63503" hds. unterstrichen in roter Farbe, vermutlich vom Empfänger.
2"nos cloches" hds. unterstrichen in roter Farbe, vermutlich vom Empfänger.
3<Au moment où … Nous ce malheur. + D.J.> hds. hinzugefügt von Mercier.
Empfohlene Zitierweise
Mercier, Désiré-Joseph an [Gasparri, Pietro] vom 28. August 1918, Anlage, in: 'Kritische Online-Edition der Nuntiaturberichte Eugenio Pacellis (1917-1929)', Dokument Nr. 2900, URL: www.pacelli-edition.de/Dokument/2900. Letzter Zugriff am: 24.11.2024.
Online seit 17.06.2011.