Dokument-Nr. 661

Discours du Chancelier sur l'explosion de la guerre et sur les buts de la paix, November 1916

Messieurs,
La marche des travaux du Reichstag m'a empêché de prendre la parole en séance plénière à l'effet de déclarations politiques d'un caractère général. Je crois donc opportun, vu l'importance que j'attache à ces déclarations, de les faire ici devant la Commission principale. C'est pourquoi j'ai prié M. votre Président de vous convoquer en séance aujourd'hui.
Le discours de Grey sur les causes de la guerre.
Messieurs,
Le fond des débats approfondis de la Commission principale pendant toutes les dernières semaines se résume finalement dans la question du cours et de la fin de la guerre. Nos ennemis ne s'occupent en général que de sa continuation. Lord Grey en a parlé lui même dans son discours au banquet de l'Association de la presse étrangère. Le ministre anglais y a prononcé un mot qui mérite d´être retenu. On ne saurait jamais revenir assez, a-t-il dit, sur les causes de la guerre, car elles exercent une influence sur les conditions de la paix. S'il était vrai que la guerre ait été imposée à l'Allemagne, la simple logique justifierait de sa part l'exigence de garanties contre le retour d'une pareille agression. L'aveu est dans tous les cas digne de remarque. Mais il est immédiatement suivi de l'assertion que la version allemande des causes de la guerre n'est pas la bonne, car loin d'avoir été contrainte de prendre les armes, c'est l'Allemagne au contraire qui a obligé l'Europe à faire la guerre.
En raison de l'importance fondamentale que lord Grey vient d'attribuer de nouveau à cette question pour les conditions de la paix, importance que nous n'avons jamais cessé de reconnaître, je me vois dans la nécessité de revenir une fois de plus sur la constatation des faits et de dissiper le brouillard dont nos adversaires s'efforcent d'entourer le véritable état de choses.
Pourquoi la guerre a-t-elle été inévitable?
L'acte qui a rendu la guerre inévitable est la mobilisation générale russe, ordonnée dans la nuit du 30 au 31 juillet 1914. La Russie, l'Angleterre, la France, tout le monde, savaient que cette décision devait nous mettre dans l'impossibilité de garder plus longtemps une attitude expectante, et qu'elle équivalait à une déclaration de guerre. Partout, même en Angleterre, on commence à ouvrir les yeux sur la funeste signification de la mobilisation russe. La vérité se fait jour. Il y a peu de temps encore, un illustre savant anglais écrivait ceci: "Beaucoup de gens auraient une toute autre idée sur la fin de la guerre, s'ils étaient mieux informés des causes de celle-ci, surtout en ce qui concerne la mobilisation russe."
La nouvelle version au sujet de la mobilisation russe.
Rien d'étonnant si, dans son dernier discours, lord Grey n'a pu se dispenser de toucher cette question. Il a dû parler de la mobilisation russe. Il lui était désormais impossible de contester le fait que la mobilisation russe précéda celles de l'Allemagne et de l'Autriche. Mais comme il tient à laver l'entente de toute culpabilité dans la guerre, il recourt à un procédé hardi, en essayant d'une version tout à fait nouvelle, d'après laquelle la mobilisation russe serait l'œuvre de l'Allemagne. La Russie, a dit lord Grey, a mobilisé seulement après la publication en Allemagne d'un avis annonçant l'ordre de mobilisation dans ce dernier pays, avis immédiatement télégraphié à St-Pétersbourg. Puis, remontant jusqu'à la soi-disant falsification de la dépêche d'Ems en 1870, le ministre anglais ajoute que nous avons pratiqué cette manœuvre dans un moment choisi, afin de provoquer un autre pays à une mesure défensive, à laquelle nous avons répondu par un ultimatum ayant rendu la guerre inévitable.
Ainsi il a fallu 2 ans et trois mois à lord Grey pour forger cette nouvelle version, objectivement fausse, de la cause de la guerre! L'incident auquel il fait allusion est connu. Le document qui sert de preuve à lord Grey est un supplément de la dernière heure du "Berliner Lokal-Anzeiger".
42r

Le supplément du " Lokal-Anzeiger " .
Vous vous rappelez peut-être, Messieurs, que le jeudi 30 juillet 1914, dans les premières heures de la matinée, le "Lokal-Anzeiger" fit distribuer sous forme de "Supplément de la dernière heure" une nouvelle, d'ailleurs fausse, annonçant que Sa Majesté l'Empereur avait ordonné la mobilisation. Sur-le-champ, vous le savez, Messieurs, la police interdit la vente de ce supplément, et les exemplaires existants furent saisis. En outre, je puis le constater, le secrétaire d'État des Affaires étrangères informa aussitôt par téléphone l'ambassadeur de Russie, et en même temps tous les autres ambassadeurs, du mal fondé de la nouvelle publiée par le "Lokal-Anzeiger". La rédaction du "Lokal-Anzeiger" prit également soin elle-même de communiquer sa méprise à l'ambassade. Je puis constater encore autre chose: immédiatement après la publication du supplément de la dernière heure, l'ambassadeur de Russie adressa à St-Pétersbourg un télégramme chiffré, dont le Livre orange russe reproduit la teneur en ces termes: "J'apprends que l'ordre de mobilisation pour les armées allemandes de terre et de mer vient d'être publié." Mais après l'information téléphonique du secrétaire d'État von Jagow, un second télégramme, en langage ouvert, suivit le premier. Il était ainsi conçu: "Veuillez considérer mon dernier télégramme comme non avenu. Explication suit." Quelques minutes plus tard, l'ambassadeur de Russie expédiait une troisième dépêche en langage chiffré, également reproduite dans le Livre orange, pour informer son Gouvernement que le Ministre des Affaires étrangères venait de lui annoncer à l'instant par téléphone la fausseté de la nouvelle de la mobilisation de l'armée et de la marine, et la saisie des exemplaires en question du supplément de la dernière heure. La démarche immédiate du secrétaire d'État pour rectifier la fausse nouvelle, démarche constatée par un télégramme de M. l'ambassadeur Swerbéjew, reproduit dans le Livre orange russe officiel, suffit seule déjà à réfuter l'assertion de lord Grey nous attribuant l'intention d'avoir voulu tromper la Russie afin de provoquer de sa part la mobilisation. Mais mes constatations vont plus loin encore: d'après les registres de l'Administration impériale des postes où sont consignées les heures d'expédition des trois télégrammes de l'ambassadeur de Russie, ces dépêches ont dû parvenir presque en même temps à Pétersbourg. Le Gouvernement russe s'est donc trouvé pendant quelques courts instants seulement dans la fausse pensée que la mobilisation générale avait été ordonnée en Allemagne. En tout cas, la rectification avait déjà eu lieu avant que le Gouvernement russe ordonnât de son côté la mobilisation générale. Messieurs, nous n'avons aucun tribunal à redouter.
La nouvelle version est exclusivement éclose du cerveau de lord Grey. Je puis en donner la confirmation également. Jamais le Gouvernement russe, le mieux informé à coup sûr sur les motifs de sa mobilisation, n'a eu l'idée d'invoquer le Supplément de la dernière heure du "Lokal-Anzeiger" comme motif de sa regrettable mesure. Lord Grey ne récusera pas, je suppose, le propre témoignage du Czar. Or le vendredi 31 juillet, à deux heures de l'après-midi, alors que l'ordre de mobilisation de toutes les forces militaires russes avait été déjà donné, le Czar télégraphiait à Sa Majesté l'Empereur au sujet du dernier appel de Sa Majesté en faveur de la paix.
"Pour des raisons techniques, il est impossible de contremander nos préparatifs militaires, nécessités par la mobilisation de l'Autriche-Hongrie." – Du "Lokal-Anzeiger", d'une mobilisation allemande, pas un seul mot!
La mobilisation autrichienne.
Je ne vous rappellerai qu'en passant comment la mobilisation autrichienne invoquée par le Czar ne pouvait même pas servir de motif à la mobilisation générale russe. A l'heure où la Russie mobilisait toutes ses forces, l'Autriche-Hongrie avait mis sur le pied de guerre huit corps d'armée seulement en raison de son conflit avec la Serbie, mesure à laquelle la Russie avait déjà répondu le 29 juillet par la mobilisation de 13 corps d'armée. Depuis cette date du 29 juillet, l'Autriche-Hongrie n'avait pris aucune autre mesure militaire susceptible de provoquer de la part de la Russie une mobilisation générale équivalente à la déclaration de guerre. L'Autriche-Hongrie ne procéda elle-même à sa mobilisation générale que plus tard, dans la matinée du 31 juillet.
Efforts de l'Allemagne pur sauver la paix du monde.
Quant à nous, nous avons poussée la longanimité et la patience jusqu'à l'extrême limite compatible avec notre propre existence et nos obligations envers notre alliée. Le 29 juillet déjà, lorsque la Russie mobilisait contre l'Autriche, nous aurions pu mobiliser de notre côté. On connaissait le texte de notre alliance avec l'Autriche-Hongrie. Personne n'aurait pu attribuer à notre mobilisation une idée agressive. Nous n'en avons rien fait. Même à la nouvelle de la mobilisation générale russe, nous nous sommes contentés tout d'abord de proclamer l'état de danger de guerre menaçant, qui ne signifie point encore la mobilisation. Nous en avons informé le Gouvernement russe en ajoutant que la mobilisation suivrait, si dans un délai de 12 heures, la Russie ne cessait toute mesure militaire contre nous et contre l'Autriche-Hongrie, et ne nous donnait à cet égard une déclaration formelle. Alors que par sa faute le sort de la guerre était déjà inéluctable, nous avons encore donné à la Russie un délai pour se ressaisir et pour sauver au dernier moment la paix du monde.
43r
Par ce délai in extremis, nous avons fourni aux alliés et aux amis de la Russie une nouvelle possibilité historique d'influer sur elle en faveur de la paix. Peine inutile. La Russie nous laissa sans réponse. L'Angleterre persista dans le silence à l'égard de la Russie. La France, par la bouche de son président du Conseil s'adressant à notre ambassadeur, nia simplement la mobilisation russe encore le soir du 31 juillet, et procéda elle-même à sa propre mobilisation quelques heures avant nous.
La mobilisation russe officiellement considérée comme équivalente à la guerre contre l'Allemagne
Quant au caractère soi-disant défensif de toute la mobilisation russe, je tiens à constater expressément ici qu'au début de la guerre de 1914, une instruction générale du Gouvernement russe pour le cas de mobilisation, en date de 1912, était toujours en vigueur, et contenait ce passage textuel:
"Par ordre de Sa Majesté, la publication de la mobilisation est en même temps celle de la guerre contre l'Allemagne."
Contre l'Allemagne, Messieurs, contre l'Allemagne! Et cela en 1912!
En présence de cet état de choses appuyé sur des documents, comment lord Grey peut-il encore servir au monde et à son propre pays la légende d'une manœuvre par laquelle nous aurions provoqué la pacifique Russie à une mobilisation forcée, en lui donnant grossièrement le change sur nos propres agissements?
La Russie encouragée par l'Angleterre.
Non, Messieurs, la vérité est celle-ci: jamais la Russie ne se fût décidée à cette mesure funeste, si elle n'y avait été encouragée des bords de la Tamise par des actes et par des omissions.
Je rappellerai la situation à l'heure où la Russie décrétait la mobilisation générale.
Action de l'Allemagne à Vienne pour le maintien de la paix.
On connait mes instructions du 30 juillet à notre ambassadeur à Vienne. J'y conseillais instamment au Gouvernement austro-hongrois une entente directe avec la Russie, en déclarant expressément que l'Allemagne ne souhaitait pas d'être entrainée dans un conflit mondial, faute d'avoir pris nos conseils en considération. Lord Grey sait pertinemment aussi que j'ai transmis à Vienne, en l'appuyant d'une recommandation chaleureuse, un projet de médiation qu'il soumit lui-même à notre ambassadeur le 29 juillet, et qui me parut fournir une base convenable pour le maintien de la paix.
Je télégraphiai alors à Vienne:
"Si le Gouvernement austro-hongrois refuse toute médiation, nous nous trouvons à la veille d'une conflagration dans laquelle l'Angleterre serait contre nous et où, selon tous les indices, l'Italie et la Roumanie ne nous suivraient pas, de sorte que l'Autriche-Hongrie et nous, serions en face de trois grandes Puissances. Par suite de la participation de l'Angleterre, l'Allemagne aurait à supporter le poids le plus lourd de la lutte. Le prestige politique de l'Autriche-Hongrie, l'honneur de ses armes et ses justes revendications envers la Serbie pourraient être suffisamment sauvegardés par l'occupation de Belgrade ou d'autres places. Nous devons donc conseiller instamment au Cabinet de Vienne et lui recommander expressément d'accepter la médiation aux conditions offertes. La responsabilité des conséquences inévitables autrement serait infiniment grave pour l'Autriche-Hongrie et pour nous."
Le Gouvernement austro-hongrois acquiesça à nos sollicitations pressantes, et adressa à son ambassadeur à Berlin les instructions suivantes:
"Je prie Votre Excellence de porter nos très sincères remerciements au Secrétaire d'État von Jagow pour les communications que nous a faites M. von Tschirschky, et de lui déclarer que malgré le changement apporté dans la situation antérieure par la mobilisation russe, nous sommes tout disposés à examiner le projet de médiation de Sir Edward Grey entre la Serbie et nous. Toutefois, notre acceptation est subordonnée naturellement à la condition que notre action militaire contre la Serbie continuera pendant ce temps, et que le Cabinet anglais déterminera le Gouvernement russe à suspendre sa mobilisation dirigée contre nous, auquel cas bien entendu nous arrêterons également de notre côté les contre-mesures défensives que nous avons dû prendre en Galicie."
Attitude contraire de lord Grey
Quelle fut par contre l'attitude de lord Grey? Le 27 juillet 1914, à une remarque de l'ambassadeur de Russie à Londres d'après laquelle, dans les cercles allemands et austro-hongrois, on avait l'impression que l'Angleterre resterait tranquille, lord Grey répondait:
"Cette impression est effacée par nos ordres à la première flotte."
Le 27 encore, Grey donnait immédiatement communication à l'ambassadeur de France de son avertissement confidentiel à notre ambassadeur à Londres, prévenant l'Allemagne de s'attendre à de promptes décisions de l'Angleterre, c'est-à-dire à sa participation à la guerre contre nous.
44r
Lord Grey a-t-il pu supposer qu'une pareille ouverture à l'ambassadeur de France servirait la cause de la paix? Le Français ne devait-il pas y voir l'assurance d'un secours armé en cas de guerre? N'était-ce pas encourager la France à donner à la Russie l'adhésion si instamment réclamée depuis quelques jours en vue d'une guerre commune? La coopération certaine de l'Angleterre et de la France n'était-elle pas propre à encourager à l'excès la Russie dans ses idées belliqueuses?
Et de fait, la réponse russe à la conversation de la matinée avec lord Grey ne se fit pas attendre. Le soir du même jour, 29 juillet, M. Sasonow chargeait l'ambassadeur de Russie à Paris d'exprimer au Gouvernement français ses sincères remerciements pour la déclaration que lui avait faite l'ambassadeur de France, d'après laquelle la Russie pouvait compter absolument sur le secours de la France son alliée.
La Russie sûre de l'assistance armée de la France et de l'Angleterre.
Donc, dans la nuit du 30 au 31 juillet, la Russie se trouvait en présence d'une double alternative: la conciliation de l'Autriche-Hongrie, due à notre influence et ouvrant la voie eau maintien de la paix, d'une part; la certitude de l'assistance armée de la France et de l'Angleterre d'autre part, certitude garantie par l'ouverture de lord Grey à M. Paul Cambon, certitude donnant seule la possibilité d'une guerre. La Russie, en choisissant la mobilisation, choisit en même temps la guerre.
A qui la culpabilité de la guerre?
A qui incombe maintenant la culpabilité de cette décision si grave de conséquences? Est-ce à nous, qui avons recommandé si instamment au Cabinet de Vienne la plus extrême conciliation et l'acceptation du projet de médiation anglais? Est-ce au Cabinet britannique, qui, à l'heure critique, laissa entrevoir à la France et à la Russie le secours de ses armes?
Lord Grey détourne l'attention sur des faits secondaires.
Lord Grey n'a pas dit un mot de ces choses décisives, mais a attiré en revanche l'attention de ses auditeurs sur des faits secondaires. Le tribunal d'arbitrage de la Haye, proposé par le Czar, sonne à la vérité d'un ton fort imposant à l'oreille. Mais il fut proposé lorsque les troupes russes étaient déjà en marche contre nous. Quant à son propre projet de conférence – je m'en suis exprimé à plusieurs reprises au Reichstag – lord Grey l'avait retiré lui-même en faveur de notre médiation. Et la Belgique?
La sortie de la flotte allemande constitue un casus belli pour l'Angleterre.
Avant qu'un seul soldat allemand eût encore foulé le sol belge, lord Grey déclarait textuellement à l'ambassadeur de France, d'après le rapport de ce dernier à son Gouvernement:
"Si la flotte allemande entre dans le canal, ou franchit la mer du Nord dans l'intention d'attaquer la côte ou la flotte de guerre françaises, et d'inquiéter – d'inquiéter, Messieurs! – la flotte de commerce française, la flotte anglaise interviendra alors pour assurer sa protection à la marine française, de sorte qu'à partir de ce moment-là l'Angleterre et l'Allemagne se trouveront en état de guerre."
Celui pour qui la sortie de notre flotte constituait un casus belli osera-t-il encore soutenir sérieusement que la violation de la neutralité belge a seule entrainé l'Angleterre dans le conflit, à son corps défendant?
J'arrive enfin à l'affirmation que pour obtenir la neutralité de l'Angleterre, nous aurions fait au Gouvernement britannique la déshonorante proposition de fermer les yeux sur la violation de la neutralité belge, et de nous laisser la main libre pour nous emparer des colonies françaises! Je somme lord Grey de relire les documents de son Livre bleu et ses dossiers.
Refus de l'Angleterre devant les efforts de l'Allemagne pour localiser le conflit.
Dans mon effort sérieux pour localiser la guerre, j'ai donné dès le 29 juillet à l'ambassadeur d'Angleterre à Berlin l'assurance qu'en cas de neutralité de l'Angleterre, nous garantirions l'intégrité territoriale de la France. Le 1er août, le prince Lichnowsky demanda à lord Grey si, au cas où l'Allemagne s'engagerait à respecter la neutralité belge, l'Angleterre pourrait de son côté s'engager à la neutralité. Le prince laissa entrevoir en outre qu'une neutralité anglaise permettrait de garantir non-seulement l'intégrité du territoire français, mais encore celle des colonies françaises. Il donna de ma part l'assurance que nous étions prêts à renoncer à une attaque contre la France, si l'Angleterre voulait garantir la neutralité de celle-ci. À la dernière heure, je fis savoir que tant que l'Angleterre resterait neutre, notre flotte n'attaquerait pas la flotte française de nord et – en supposant la réciprocité – n'entreprendrait aucune opération hostile contre les navires de commerce français.
À toutes ces propositions, lord Grey n'eut qu'une réponse: il lui fallait définitivement décliner toute promesse de neutralité. L'Angleterre désirait conserver sa liberté d'action: c'est là tout ce qu'il pouvait dire. En accédant à cette déclaration de neutralité, l'Angleterre ne se serait nullement exposée au mépris du monde entier, comme lord Grey le prétend; elle se serait au contraire acquis le mérite d'empêcher l'explosion de la guerre.
45r
Je demande ici encore: Qui a voulu la guerre? Nous, qui étions disposés à donner à l'Angleterre toute garantie possible, non-seulement pour les intérêts britanniques immédiats, mais encore pour ceux de la France et de la Belgique, ou l'Angleterre, en repoussant chacune de nos propositions et en refusant même d'indiquer de son côté la moindre issue pour maintenir la paix entre nos deux pays?
Encore une fois, Messieurs, le Gouvernement allemand soit dans mes discours, soit dans ses publications officielles, est revenu si souvent sur l'exposé de ces faits, qu'après plus de deux années de guerre, il me répugne au fond de me livrer de nouveau à ces considérations rétrospectives. Mais il ne s'agit nullement de polémique. Nous avons tous le plus grand intérêt à détruire aussi radicalement que possible la légende sans cesse accréditée par des moyens artificiels pour attribuer à l'Allemagne le rôle d'agresseur. Et si lord Grey a parfaitement raison de penser que la reconnaissance des véritables causes de la guerre a une importance capitale sur sa fin et sur les conditions de paix, mes paroles renferment donc aussi un avertissement pour l'avenir.
La période qui suivra la paix.
Lord Grey s'est étendu longuement sur la période qui suivra la paix, sur la fondation d'une ligue internationale pour le maintien de la paix. Je tiens à en dire aussi quelques mots. Nous n'avons jamais dissimulé nos doutes sur la possibilité d'assurer une paix durable par des organisations internationales telles que des tribunaux d'arbitrage. Je ne discuterai pas ici les côtés théoriques du problème. Mais nous devrons adopter à cet égard une attitude pratique, actuellement et pendant la paix. Lorsqu'à la fin de la guerre et après, le monde aura enfin la pleine conscience de ses affreux ravages, des biens engloutis, des flots de sang versés, une immense clameur soulèvera l'humanité tout entière, assoiffée d'ententes et de conventions pacifiques, en vue d'empêcher dans la mesure de la puissance humaine le retour d'une aussi épouvantable catastrophe. Cette clameur sera si forte et si légitime qu'elle devra conduire à un résultat. L'Allemagne examinera loyalement chaque tentative pour trouver une solution pratique et travaillera à sa réalisation possible. Et cela d'autant mieux si la guerre, comme nous l'espérons en toute confiance, crée des conditions politiques assurant le libre développement de toutes les nations, des petites comme des grandes. Pour cela, le principe du droit et du libre essor devra être appliqué non pas seulement sur la terre ferme, mais aussi sur la mer. Il est vrai que lord Grey n'en a point parlé. La garantie internationale de paix qu'il rêve me parait avoir un caractère tout particulier d'accommodement spécial aux désirs britanniques. Pendant la guerre, les neutres n'ont qu'à se taire selon sa volonté et à endosser patiemment chaque mesure arbitraire de l'hégémonie maritime anglaise.
Le " nouvel ordre du monde " à la manière anglaise.
Après la guerre, quand l'Angleterre nous aura battus à plate couture, comme elle le croit, et qu'elle organisera à nouveau le monde selon son bon plaisir, alors les neutres devront s'unir en un faisceau comme garants du nouvel ordre du monde à la manière anglaise. Ce nouvel ordre du monde nous offre d'autres perspectives encore. Nous savons de source certaine que dès 1915, l'Angleterre et la France ont assuré à la Russie la domination territoriale de Constantinople, du Bosphore et de la rive occidentale des Dardanelles avec l'hinterland, et que les Puissances de l'entente devaient se partager l'Asie Mineur. Le Gouvernement anglais a éludé les questions posées à ce sujet au Parlement. Mais ces projets de l'entente paraîtront probablement aussi intéressants à la ligue de la paix des peuples, chargée de les garantir un jour.
Telles se présentent les idées d'annexion de nos adversaires, sans parler bien entendu de l'Alsace-Lorraine, alors que dans l'exposé de nos buts de guerre, je n'ai jamais émis la moindre intention d'annexer la Belgique.
Politique tyrannique.
Une politique aussi tyrannique ne saurait former la base d'une ligue internationale efficace de la paix. Cette politique tyrannique est en contradiction flagrante avec la situation idéale rêvée par lord Grey et Sir Asquith, dans laquelle le droit règne sur la force et où tous les États civilisés de la famille humaine, grands ou petits, doivent pouvoir se développer librement dans des conditions égales et conformément à leurs qualités naturelles.
Si l'entente prétend sérieusement se placer sur ce terrain, elle devrait bien dans ce cas mettre ses actes d'accord avec ses paroles. Sinon, les plus belles périodes oratoires sur la ligue de la paix et sur la concorde de la grande famille humaine ne sont que songes creux et fumée.
46r
Ligue de la paix et guerre de conquête.
La première condition essentielle pour un développement des relations internationales par voie du tribunal d'arbitrage et par règlement pacifique des différends survenus, serait la suppression de toute coalition agressive. L'Allemagne sera toujours prête à adhérer à une ligue des peuples, et même à se mettre à la tête d'une pareille ligue, si elle a pour but de tenir en respect les fauteurs de troubles. L'histoire des relations internationales avant la guerre se déroule en un livre ouvert sous les yeux du monde. Quelle raison a placé la France aux côtés de la Russie? L'Alsace-Lorraine. Que voulait la Russie? Constantinople. Pourquoi l'Angleterre s'est-elle jointe à elles? Parce que l'Allemagne, dans un labeur pacifique, était devenue trop grande. Avec sa première offre concernant l'intégrité de la Belgique et de la France, l'Allemagne, au dire de Grey, a voulu acheter de l'Angleterre la permission de s'emparer des colonies françaises. Jamais un Allemand, même au cerveau le plus borné, n'a conçu l'idée de tomber sur la France pour lui ravir ses colonies. Le malheur de l'Europe ne résidait point en cela, mais bien en ce que le Gouvernement anglais favorisait les désirs de conquête français et russes, impossibles à réaliser sans une guerre européenne. A ce caractère agressif de l'entente, la triple alliance a toujours opposé une attitude défensive. Tout juge impartial en conviendra. Avant la guerre, le militarisme prussien n'a pas abrité de son ombre la vie des peuples, mais le monde a vécu à l'ombre de la politique d'encerclement destinée à écraser l'Allemagne.
L'Allemagne, en se défendant, fera échouer toutes les attaques.
Contre cette politique, dont la forme diplomatique est l'encerclement, la manifestation militaire une guerre d'extermination, la tournure économique un boycottage universel, nous nous sommes dès le début renfermés dans la défensive. Pour le peuple allemand, cette guerre est une guerre de défense en vue d'assurer son existence nationale et la poursuite de son libre développement. Jamais nous n'avons prétendu ni voulu autre chose. Comment expliquer autrement ce gigantesque déploiement de forces, cet esprit inépuisable de sacrifice, résolu à tout et sans précédent dans l'histoire du monde? Notre force de résistance s'est retrempée plus solidement que jamais devant la persistante ténacité de nos ennemis, qui ont appelé à leur aide les ressources militaires et matérielles de toutes les parties du monde. Tout ce que l'Angleterre peut encore mettre en jeu – et la puissance anglaise a ses limites – est destiné à échouer contre notre volonté de vivre. Cette volonté est indomptable et indestructible. Quand nos ennemis finiront-ils par le reconnaître? Nous attendons cette heure-là avec la ferme conviction qu'elle sonnera un jour.
Empfohlene Zitierweise
Anlage vom November 1916, Anlage, in: 'Kritische Online-Edition der Nuntiaturberichte Eugenio Pacellis (1917-1929)', Dokument Nr. 661, URL: www.pacelli-edition.de/Dokument/661. Letzter Zugriff am: 26.06.2024.
Online seit 24.03.2010, letzte Änderung am 14.01.2013.