Dokument-Nr. 9641

Quelques détails sur la situation des habitants des pays envahis au 15 novembre 1917, par un rapatrié, vor dem 25. Mai 1918

Ce qui rend pénible l'existence des populations "envahies", c'est d'abord le régime alimentaire déprimant, continuellement réduit, que les circonstances leur imposent. Les santés naturellement s'en ressentent, et les souffrances morales s'y ajoutant, la mortalité est effrayante.
Les privations matérielles ne sont cependant pas les plus dures; les vexations allemandes qui s'acharnent contre tout sentiment patriotique, contre toute vie familiale, les séparations et les deuils font plus souffrir encore.
Après avoir été retenu à Roubaix trois année et demie, désireux de faire connaître des misères qui ne sont pas toujours assez appréciés en France libre, je veux m'attacher ici à deux questions: celle de l'alimentation, celle du travail imposé par l'ennemi.
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I.  Situation alimentaire.
1.  Commission de ravi taillement, ou ravitaillement organisé.
Dans chaque ville fonctionne un comité composé de personnalités dévouées et compétentes qui, aidé de docteurs, fait connaître au bureau central de Bruxelles de la "Commission for Relief in Belgium" les besoins de la population et ensuite répartir les denrées attribuées.
Elles sont de trois catégories; chaque famille a donc trois cartes.
A.  Carte de pain – donnant droit tous les deux jours à 750 gr. de pain par personne. La ville est divisée en secteurs, ayant chacun son bureau de pain.
Les boulangers reçoivent une quantité de farine proportionnelle au nombre de leurs clients.
Jusqu'au début de Novembre, ce pain était fabriqué en grande partie avec du seigle livré par l'occupant, adjoint à une petite quantité de blé importé. Lors de mon départ, la farine employée venait d'Amérique, c'était du blé à 75%, seulement 2 fois sur trois.
La quantité de pains serait suffisante si elle correspondait à une alimentation normale par ailleurs.
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B.  Carte de denrées . – Chaque secteur a sa carte spéciale qui permet au titulaire de prendre part, chaque quinzaine, aux distributions faites aux Halles.
Cette carte constitue pour la majorité, la base de la nourriture pendant la quinzaine.
Les denrées distribuées sont: riz, haricots, pois cassés, lentilles, légumes secs; – lard, saindoux; – céréaline; – fromage, lait condensé, café, cacao, sucre, confiture; – farines (phosphatine, crème de riz, farine de maïs).
La somme dépensée à chaque distribution est environ 10 frs. par personne.
Le nombre de calories mises ainsi à la disposition du public, a varié beaucoup depuis l'entrée en guerre des Etats-Unis. Ainsi le riz, qui était en 1916 l'élément essentiel et fournissant environ 6/7 repas par quinzaine, n'en permettait plus en Novembre 1917 que deux ou trois par mois. On l'a remplacé par du fromage ou des farines qui, plus chers, sont mois accessibles aux petites bourses.
Les quantités de sucre et de café sont très minimes:
Fr. 0,15 à chaque distribution.
La viande fait presque complètement défaut.
C.  Carte de légumes. – Les produits maraîchers, en rapport avec les saisons, achetés sur place ou en Hollande par le Comité, sont distribués, grâce à cette carte, une ou deux fois par
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semaine, en quantité variable, mais relativement fortes.
L'été il fut surtout distribué des haricots verts.
En Novembre, c'était le régime des choux.
Pommes, choux, raves, carottes, potirons, pendant la saison tomates et concombres abondaient.
D.  Distributions extraordinaires. – Par intermittence, environ toutes les trois semaines depuis la récolte trois kilos de pommes de terre étaient attribuées à chaque personne.
Rarement, suivant les arrivages, ont lieu des distributions d'œufs, de viandes salées ou frigorifiées.
A une certaine période il y eut abondance de volailles frigorifiées à 10 ou 12 frs. la pièce.
Il est malheureux que les ressources de l'ouvrier ne lui permettent pas de prendre part à ces distributions spéciales.
En principe, les municipalités répartissent les secours monétaires à la population ouvrière de façon à lui assurer largement la participation au ravitaillement organisé dont il vient d'être question. Celui-ci représente donc, pour ceux qui ne cultivent pas de jardin, la seule ressource alimentaire. Comme on le verra par la suite, les ouvriers, ne peuvent aborder les aliments offerts par le "commerce libre", tant les prix en sont élevés.
On aura constaté le peu d'importance des rations (10 frs.
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de vivres pour 15 jours) et le manque total de viande. Régime déprimant s'il en est.
2.  Régime de l'alimentation libre.
En dehors du ravitaillement officiel, la situation est impossible pour l'ouvrier qui ne cultive pas de jardin, plus que difficile pour les classes aisées.
Les stocks des magasins sont disparus. Tout ce qui est produit de ferme: récoltes, boucherie, beurre, lait, œufs, est réquisitionné par l'autorité allemande. Le scheptel [sic] n'existe plus d'ailleurs.
Or n'est autorisées que la vente des produits dont on peut justifier qu'ils sont de provenance locale, c'est-a-dire dans les limites de l'"étape" |1|; des laissez-passer pour une étape voisine ne sont délivrés qu'à titre exceptionnel. – Comme de plus la vente des produits de culture maraîchère est seule autorisée, on voit combien cette vente est rare, et l'on devine à quels prix élevés elle doit se faire.
Dès lors, on est amené à chercher un supplément dans la fraude et á tenter de faire venir des régions qui ne sont pas
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zones d'étapes les marchandises qu'on y trouve à meilleur compte. Il faut en franchir les frontières qui sont étroitement surveillées, courir le risque de confiscation, risquer même sa vie (car les coups de feu sont fréquents), puis vendre clandestinement les articles fraudés. Quant aux consommateurs, ils ne peuvent marchander, s'ils veulent avoir. On arrive à des prix insensés.
Voici quelques chiffres (15 Novembre 1917).

Pommes de terre frs. 4,30 le Kilo
Viande frs. 32 le Kilo
Farine de froment frs. 18 le Kilo
Seigle en grains frs. 4,75 le Kilo
Chocolat frs. 78 le Kilo
Café frs. 60 le Kilo
Beurre frs. 42 le Kilo
Œufs frs. 1,25 la pièce
Pain d'épices frs. 3,25 le 1/4
Sardines frs. 4,50 la boîte
Haricots frs. 13 le Kg.
Lait condensé Nestlé frs. 12 la boîte
Fromage frs. 26 le Kg.
Un poulet frs. 25 ou 30

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3.  Situation de la santé publique.
A ces difficultés alimentaires viennent s'ajouter des pénuries d'un autre ordre: manque de chauffage, manque de vêtements.
La municipalité de Roubaix fait distribuer toutes les six semaines 50 Kgs. de charbon par ménage. La consommation de gaz étant limitées, le coke est parcimonieusement rationné: d'où difficultés pour la cuisine, le blanchissage, et en hiver le chauffage.
Le résultat de ce régime qui depuis trois ans va en s'aggravant de plus en plus, c'est l'anémie générale. La moindre affection devient tuberculose, les dysenteries sont fréquentes.
Grande mortalité chez les vieillards qui n'ont plus les soins nécessaires.
Extension rapide de la tuberculose chez les jeunes, qui se constate tous les jours. Dans une famille du quartier de l'Epeule (Roubaix) en trois semaines, cinq enfants sont morts de la phtisie galopante.
Le seul moyen pour guérir, enrayer ce fléau serait la suralimentation.
L'organisation locale de la Croix-Rouge a depuis longtemps cherché à surmonter ces difficultés. Grâce à l'aide pécuniaire
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de personnes charitables, grâce à l'appui du corps médical, quelques familles, après consultation du docteur, furent admises à un traitement meilleur (servi au dispensaire) et reçurent des suppléments de vivres (viande, œufs, laitage) mais le nombre des cas augmentant, les ressources ne permettent plus à cette initiative d'être efficace.
La population se trouve donc désarmée devant l'anémie et la tuberculose.
II. Question du travail.
Son origine remonte à Pâques 1916. Les Allemands procédèrent pour la première fois à cette époque à des enlèvements par force d'hommes et de femmes, en vue de travaux agricoles.
Des perquisitions étaient faites à domicile. On contrôlait les "listes de maisons". La Kommandatur prenait les travailleurs au hasard, les concentrait dans les magasins du peignage hotte, rue d'Avelghem, (Roubaix) et les expédiait dans les Ardennes.
En Octobre-Novembre les femmes revinrent dans leurs foyers. Une certaine quantité d'hommes fut libérée. Une autre portion fut maintenue dans les compagnies de travail.
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Mais dès cette époque, le bureau installé à cet effet dans la Kommandatur procède à des nouveaux appels.
Un triage avait été établi par professions, aux revues d'appel mensuelles. Chaque homme était porteur d'une carte de travail, mentionnant la profession, et s'il était ou non chômeur. – Une convocation en masse eut lieu au début d'Octobre 1916; un choix fut fait, de nouvelles équipes furent formées. Puis, de temps à autre une liste de convocations était adressée; les agents de police municipaux, réquisitionnés, portaient à domicile la convocation:
"Un tel est prié de se rendre telle date, à telle heure, 82 rue de l'Espérance, à Roubaix, muni de vivres, avec un bagage (dont détail était donné) sous peine de poursuite et de punition grave".
Des affiches étaient apposées, établissant l'obligation pour tous de travailler, menaçant de punitions (10.000 marks d'amende; déportation en Allemagne) ceux qui ne se rendraient pas en Allemagne, ou organiseraient et favoriseraient la résistance.
Les réclamations devaient être adressées, dans l'intervalle de la remise et de la date de la convocation, à l'"arbeitersant" [sic]. – Pour passer la visite du médecin de la Kommandatur, un dépôt de 5 frs., en argent légal, était obligatoire. Si la demande était reconnue, un certificat de réforme était
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remis avec les cinq francs remboursés. Dans le cas contraire l'argent était confisqué, une punition encourue, et l'incorporation maintenue.
A la date indiquée, un appel des convoqués avait lieu; ceux-ci après deux ou trois jours, étaient embarqués à destination de l'endroit du travail.
Ceux qui se rendaient aux convocations rentraient le soir vers 4 heures chez eux pour retourner le lendemain de bonne heure, et recevaient un salaire variant de 5 à 10 frs. par jour, un bon de charbon supplémentaire par quinzaine, un bon de viande par semaine et vivaient à leurs frais tant que durait le travail entrepris.
Ceux qui protestaient, en ne se rendant pas à la convocation, recevaient à domicile la perquisition de gendarmes allemands et étaient emmenés de force par groupes, et envoyés loin de chez eux pour travailler: à ceux-ci salaire très réduit, soins défectueux, permission (.) seulement toutes les trois semaines.
Si les perquisitions étaient infructueuses, la famille était frappée d'amende, un de ses membres incarcéré jusqu'au moment où le convoqué répondait à l'appel.
Son cas (analogue à celui de ceux qui déportés refusaient tout travail ou qui permissionnaire ne retournaient plus) le rendait passible de prison, puis de déportation dans des com-
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pagnies de discipline où il était soumis à la diète jusqu'à ce qu'il cédât, privé ensuite de toute permission, de tout salaire, de toute faveur, obligé aux travaux les plus pénibles. Ceci c'est la maladie, (même la mort, si la résistance est maintenue). Nombreux sont les exemples des ceux dont la santé a été détruite, de ceux qui sont décédés à la suite d'un régime pareil.
Ces compagnies de discipline servent de punition pour des insoumissions ou insultes, au moindre prétexte, même pour des civils non travailleurs.
L'Allemand pousse sa méthode tellement loin qu'il fait revenir des prisonniers civils maintenus en Allemagne depuis 1914 et les convoque au travail, avant même que ceux-ci n'aient eu le temps de revoir leurs familles.
Quels sont les travaux exécutés sous la contrainte par ces malheureux?
Au début, la culture en était le seul objet. L'hiver de 1916 ce furent des abattages d'arbres, réparations de routes, déchargements de wagons, travaux dans les mines. Depuis le printemps de 1917 ce sont des terrassements de tranchées, de poses de chemin de fer, des constructions de plates-formes pour canons, des fortifications de maisons, des installations de réseaux de fils de fer à quelques Kilomètre derrière le front.
Certaines équipes de Roubaix ont longtemps travaillé à Bruges, dans des cales sèches pour sous-marins.
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Tous les travailleurs de Croix-Wasquehal font partie d'une équipe de 300 ouvriers stationnée à Luiselles où ils font l'installation d'un système de défense complet.
Enfin toutes les classes sont sujettes aux convocations, tous les âges depuis 14 ans jusque 60 ans. Je connais un jeune homme qui reçut à la veille de passer ses examens de baccalauréat une convocation à laquelle il n'échappa que grâce à un subterfuge.
Des protestations ont été faites par nos autorités auprès des Allemands, mais sans succès. Nombreux aussi sont les groupements qui essayèrent de résister; ce fut en vain. Quel est en effet le moyen d'échapper, puisque chaque mois a lieu un appel de contrôle pour tous, et que celui-ci serait rencontré en ville sans carte ou porteur d'une carte non timbrée est passible de plusieurs mois de prison. Le seul moyen à peu près efficace, mais combien pénible, est de rester inconnu et caché chez soi.
Que de situations pénibles sont crées par cet enrôlement forcé. Que de fils sont obligé dans nos lignes de défaire l'ouvrage que leur frère à établi contre eux. Quelle dure épreuve pour le patriotisme quand on se trouve placé devant le dilemme: travailler contre sa Patrie et les siens, ou bien s'exposer soi et les siens aux privations et aux souffrances les plus cruelles.
Puissent toutes ces souffrances toucher bientôt à leur fin.

|1| En Belgique, tous les territoires ne sont pas territoire d'étapes; il s'y trouve donc des régions où les producteurs sont mois réquisitionnés, plus libres, mieux achalandés.
Empfohlene Zitierweise
Anlage vom vor dem 25. Mai 1918, Anlage, in: 'Kritische Online-Edition der Nuntiaturberichte Eugenio Pacellis (1917-1929)', Dokument Nr. 9641, URL: www.pacelli-edition.de/Dokument/9641. Letzter Zugriff am: 27.04.2024.
Online seit 20.12.2011, letzte Änderung am 30.04.2012.